ÉPICES. (bhim)

t'es nouvelle, ici. ça sent le thé, ça sent la nourriture, les milles épices. romeo, t'es serveuse dans ce resto et tu sais pas comment t'en es arrivée là. t'es passée des tenues de travail trop légères aux tenues normales, banales. t'as l'air d'une écorchée de la vie, une écorchée du corps, quand on voit tes jambes sous cette jupe noire, quand on voit tes mains aux fins doigts trembler en ayant peur d'échapper des plats, des repas. tes yeux, ils sont sans éclat. tu souris, mais c'est automatique. c'est faux, c'est bon marché. ça fait tout drôle, de plus faire de l'oeil aux clients, de plus avoir à sortir la poitrine, à montrer du ventre, à toucher les hommes. ça te soulage. tu le sens, le poids qui s'est envolé de tes épaules ? ouais.
sourire plastique au client devant toi, qui attend sa facture.
merde. t'as oublié comment ça fonctionne.
t'as tout oublié, c'est vide dans ta petite tête. c'est vide comme dans ton coeur ouvert. bordel. t'es grillée, stressée à t'en ronger les ongles, à t'en ronger les doigts, les bras. stressée à t'en dévorer l'âme. t'es ton propre démon.
j'suis désolée.
piteux sourire, t'essaies de peser sur des touches pour essayer de te souvenir de ce qu'on t'avait dit de faire, y'a quelques jours à peine.

la musique ambiante, la musique des assiettes se touchent, qui se fracassent contre le sol, des mots lancés dans les aires, des mots oubliés, des excuses. des paroles incessantes, des mains qui s'expriment, des gens qui arrivent, des gens qui disparaissent. l'histoire d'un restaurant et d'un serveur qui veut être ailleurs. je prends cette respiration qui passe pour regarder cette nouvelle arrivée, cette nouvelle âme qui s'ajoute sur onassis, cette âme dont je dois prendre soin, à qui je sers de père, à qui je sers de professeur. je reste au loin, attendant sa prochaine erreur, son prochain oubli pour venir faire mon rôle. mes yeux dérivent vers le ciel, vers les montagnes. que ces heures se terminent que je puisse me retrouver, que je puisse dormir. romeo. romeo elle s'excuse de sa pauvre tête qui vient d'oublier. derrière elle, je lui montre, je lui montre comment s'en sortir, je lui montre comment ne pas être bête.

bonne journée.

je retourne à mon occupation de regarder le ciel, d'être un serveur sans mots, sans vie, sans envie. romeo, pourquoi ici ? pourquoi pas une autre terre ? et puis, je vais servir ce client qui attends romeo d'une impatience. je vais lui donner ce qu'il désire entre ses petites mains, je la regarde sans attention, je la regarde avec un vide. pour toi, c'est à toi de servir.

nervosité qui écrase les entrailles, qui coupe le souffle, qui teinte les joues d'un rose adorable. mais t'aimes pas quand tu fais des gaffes. t'aimes pas quand on vient te corriger, quand on vient te montrer. romeo la fière, romeo l'indépendante. tu voudrais tout comprendre dès les premières secondes. tu voudrais tout apprendre par toi-même. la vérité, c'est que t'arriverais jamais à l'apprendre, la vie. faut quelqu'un pour te montrer comment on respire de la bonne manière, comment on profite du doux son du vent qui s'infiltre entre les branches des arbres. faut tout te montrer à nouveau, parce que tu vivais pas correctement. et là, brisée, détraquée, tu laisses bhim imprimer le reçu à ta place, saluer le client, aussi. tes mots restent coincés dans ta gorge. tu te sens comme une merde, comme une moins que rien. tu regardes le garçon qui retourne regarder le ciel bleu.
merci.
que tu dis faiblement. t'es en colère contre toi-même d'avoir oublié. ton orgueil essaie de se recoller pendant que tu observes ton collègue qui vient te tendre des assiettes. que, quoi ? t'avais des clients à servir ? oui. y'a un impatient qui tape son pied sur le sol, qui pourrait te sauter au visage tellement il en a marre d'attendre.
oh.
t'es encore rouge coquelicot. rouge fleur. ça donne un teint à ta peau blafarde, à ta peau cadavérique. tu t'avances vers le client, tu lui tends son repas, tu t'excuses. il ballait tes mots d'un grognement et toi, tu reviens, le pas lent.
j'y arriverais jamais.