by the waves. (neo)

Y a quelques secondes où tu l'étreins si doucement et si fort en profondeur pourtant que le temps s'arrête. Que t'entends plus rien, même plus le vent ou les vagues. Puis doit y avoir un éclair dans l'orage qui cogne dans sa tête, parce que d'un coup, t'es repoussé en arrière. Tu n'dis rien. Tu comprends. Toi non plus, tu voudrais pas. Mais là, c'est pas toi Neo, c'est lui. T'accroches les étoiles noires de son regard. T'aimerais les rendre filantes, ou un truc comme ça. « dis pas ça. » Il n'a pas le droit. Il est pas mort, il est encore là. Il est là, avec toi. Tu fronces les sourcils. T'façon, il n'a pas le droit d'être mort. Pas le droit d'te laisser. Parce qu'ici, il a toujours été ton seul port, le seul repère viable, la petite balise sur le chemin qui te disait : te perds pas, Neo, avec moi tu t'perdras pas. L'seul qui n'aie pas tenu compte de ton accent celte. « allez, viens. » Et tu lui tends la main. Comme une bouée. Tu sais qu'il n'va pas la prendre, que l'appel du vide est encore peut-être là à se débattre dans ses entrailles, mais tu le laisseras pas plonger. Tu le laisseras pas plonger seul, l'océan t'a trop dérobé.

Tu vois qui va commencer à s'énerver, mais tu restes muet. Parce que finalement, il attrape ta main. Et tu serres doucement ses doigts entre les tiens, l'espace d'une seconde perdue dans le temps. Tu regardes droit devant toi, ouvres la porte du phare de l'autre main. Dedans, le vent est coupé, et le silence retombe et t'emplis fort les oreilles. C'est là que tu te retournes vers lui, et que tu lâches sa main, même si elle était bien là, dans la tienne. Tu le regardes, c'est entre la tendresse et la sévérité. « qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Nulle pitié, nul acte de charité. Avec lui, t'es pas comme ça, il le sait. Et il voudrait pas que tu l'traites comme ça, d'ailleurs. Vous êtes deux gardiens. Vous surveillez, vous protégez. C'est votre boulot, et c'est un truc que tu comprends mieux que quiconque avec lui. Tu passes une main dans tes cheveux désordonnés, l'autre sur ta barbe naissante, puis baisses les yeux à tes pieds nus, qui foulent le sol froid en pierre de l'intérieur du phare.

Même ses yeux tremblent, tu le vois bien toi, quand tu le regardes. Y a son coeur qui tremble, au fond de sa poitrine, et t'aimerais souffler dessus pour l'apaiser, pour lui dire : hé, calme-toi badi, chut, respire fort. On l'a abîmé ? Tu sens monter en toi un drôle de sentiment. C'est calme, mais ça a la force d'une colère sourde. D'un feu de volcan. « personne t'abîmera. » De nouveau, tu attrapes sa main. Tu sais qu'il va peut-être te repousser comme une merde, mais peu t'importe à ce moment-là. Il n'peut pas faire grand chose ici de toute façon. À part te jeter du haut du phare ou se jeter lui. Tu le fais asseoir sur le sol, en face de toi. Sur les dalles, froides et dures, sur lesquelles tu passes pourtant tant de temps. T'es habitué. « tu veux que j'vienne avec toi, voir un peu ? » Tu n'sais même pas ce qu'il s'est passé, en fait. Mais peut-être qu'il aura besoin d'aide. Pour remettre de l'ordre. Au cimetière, ou dans sa tête.

Mais il lâche ta main. S'enfuit, loin. Il dévale les escaliers, on dirait qu'il est pressé. T'es resté un instant sans réagir, mais tu te lances vite à sa poursuite. Tu sais pas bien pourquoi, tu veux pas qu'il aille se jeter dans les vagues en colère. Peut-être qu'il a honte, mais toi, tu t'en fous de ce qu'il a en ce moment. Quand il se retourne, tu te figes net. Un, deux, trois, soleil. Tu n'bouges plus, tu le fixes, aux aguets, comme une proie devant un prédateur, sans bien savoir qui des deux tiens le rôle. Tu frémis. Il fait pas chaud, dans le phare. « laisse-moi venir. » tu répètes alors, en faisant un pas sur la dernière marche. Toi, tu t'en fiches de l'état dans lequel il est. Que ça soit le cimetière, que ça soit Badi. Tu peux les voir n'importe comment. T'es là pour ça, non ? Tu regardes ses yeux, humides comme la mousse le matin, quand la rosée est tombée. T'aimerais le serrer dans tes bras là, d'un seul coup, mais t'oses pas. T'es figé, tu bouges pas, t'as peur qu'il s'envole.

Quand il s'écroule, t'as la soudaine envie de le relever. Ou de t'agenouiller avec lui, comme pour lui dire : t'es pas tout seul, Badi. Moi aussi j'suis là, n'importe où, même à genoux, même les deux à terre. Mais tu n'bouges pas, tu restes immobile, plongé dans un mutisme respectueux. Et intimidé à la fois, parce que tu l'as jamais vu dans cet état-là, et que c'est nouveau pour toi. Il se relève. Un démon ? Il est fou. Et il te rend fou, surtout. Il ne le regarde pas, mais toi non plus. Pas besoin d'un croisement de regard de toute façon, tes bras l'entourent plus vite qu'une couverture. Le temps que tu comprennes ce que tu fais, c'est un peu tard. T'es là contre lui, à le tenir contre toi. Y a ta main droite dans son dos, comme tu ferais avec un enfant, comme tu ferais avec un amant. « t'es pas un démon, badi. » Jamais. Jamais plus cette idée terrible et mensongère. Tu te recules doucement, tu le lâches, parce que t'as peur qu'il s'énerve, contre toi. C'était pas méchant, c'était juste pour lui dire : tu sais Badi, je m'en fiche que tu pleures, j'vais pas m'en souvenir, j'veux pas t'humilier, j'veux juste que t'enlèves ces perles salées dans tes beaux yeux.